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jeudi, 14 novembre 2024

[Interview] Marc Ona Essangui : la corruption, une tâche noire collée au vert au Gabon

Entre trac d’espèces protégées et pot-de-vin pour l’obtention des permis forestiers, le secteur forestier demeure actuellement l’un des plus touché par la problématique de la corruption. Secrétaire Exécutif de Brainforest, Marc Ona Essangui nous en dit sur l’empreinte de la corruption dans ce domaine au Gabon.

Chaque année, ce sont des dizaines de milliards de francs CFA que le Gabon perd suite à la corruption qui gangrène son secteur forestier. A ce dommage, il faut aussi ajouter l’impact négatif de ce trafic sur la durabilité des forêts. Pour chercher à mieux cerner les contours de cette question, nous avons contacté le Ministère des Eaux et Forêts, via son pôle communication, le Syndicat national des professionnels des Eaux et Forêts (Synapef) et le Secrétaire Exécutif de l’ONG Brainforest. De ces sources, et malgré notre insistance pour avoir des informations concernant cette problématique, seul le Secrétaire Exécutif de Brainforest, Marc Ona Essangui, a donné une suite à notre demande d’interview.

Nous vous livrons à la suite de ces lignes, le contenu de notre entrevu avec ce dernier.

Bonjour Monsieur. On entend souvent parler de la corruption dans le secteur forestier au Gabon. Concrètement comment se manifeste cette corruption ?

Marc Ona Essangui : Bonjour et merci de me permettre d’éclairer l’opinion sur cette question. La corruption dans le secteur forestier peut s’identifier à plusieurs niveaux. Premièrement au niveau de l’attribution des permis, parce que c’est le Ministère des Eaux et Forêts qui est responsable de ce volet. Et il peut arriver que par rapport à sa puissance, un opérateur puisse bénéficier des facilités en termes d’obtention des permis. Cela se passe en général avec la complicité des supérieurs hiérarchiques du Ministère.

Le deuxième niveau de corruption se situe sur le plan de l’aménagement forestier. Il y a aujourd’hui plusieurs opérateurs qui ne sont pas allés au bout de ses aménagements, mais qui ont déjà démarré leurs activités. Face à cela, les responsables des Eaux et Forêts le plus souvent laissent faire, à cause des dessous de table.

Il existe aussi une troisième forme de corruption qui se passe pendant l’exploitation, c’est-à-dire que les opérateurs ne respectent pas les dispositions du code forestier. Par exemple, il peut arriver que les opérateurs ne respectent pas le diamètre de coupe, que les essences interdites soient exploitées par l’opérateur. Il peut aussi arriver que l’opérateur sorte de l’assiette de coupe en exploitation pendant la période identifiée. Tout ceci se passe au vu et au su des agents des Eaux et Forêts et de leurs responsables.

Il y a aussi une autre forme de corruption qui se caractérise par des petits cadeaux offerts aux autorités locales : les préfets, les gouverneurs. Ce sont ces autorités qui peuvent faire l’objet de corruption  de la part de l’opérateur. En retour, dans le cadre de la signature du cahier des charges contractuelles, ces derniers font la part belle à l’opérateur de plusieurs manières que ce soit. A cela, s’ajoute la corruption dans le cadre de ce qu’on appelle les amandes transactionnelles. Par exemple, si des infractions sont constatées dans une concession forestière, celles-ci sont évaluées et une amande est infligée à l’opérateur. Mais, au lieu de payer la somme due, vous pourrez payer en dessous du prix correspondant à l’infraction qui ne sera pas totalement affecté aux caisses de l’Etat. Il existe également des négociations au noir avec l’opérateur, effectuées en violation de la loi.

Ce type de négociation pose en général problème. Lorsque des organismes indépendants prennent le problème à bras le corps, on constate qu’il y a violation de la loi et la question qu’on se pose est de savoir ce que fait l’administration face à cette situation, étant entendu qu’elle est le premier contrôleur dans ce domaine. On se rend donc compte qu’il y’a des individus qui bénéficient de tout ce trafic illégal. Dans tout cela malheureusement, c’est l’Etat qui est le grand perdant. Car ce qui est déclaré à l’Etat pourrait être dix fois inférieures aux sommes injectées dans le trafic au noir.  

Les européens, qui étaient il y a encore quelques années les maîtres du jeu dans ce secteur sont de moins en moins présents. Qui fait la pluie et le beau temps aujourd’hui dans le secteur forestier ?

Marc Ona Essangui : Aujourd’hui, plus de soixante-dix pourcent  des permis sont entre les mains des opérateurs asiatiques. Vous avez majoritairement des chinois et il est généralement admis que si vous baissez la garde face à des opérateurs asiatiques, eux ils passent. Ces opérateurs ne sont pas très regardants sur les aspects légaux. Par contre, ils sont assez ouverts pour donner des dessous de table pour exécuter.

Ce qui est considéré en Europe et aux Etats-Unis comme de la corruption ne l’est pas pour les asiatiques. Par exemple, il y a une tradition de cadeau en Asie. Lorsqu’un opérateur vient discuter avec un ministre, il apporte le plus souvent un cadeau. L’Occident perçoit cela comme de la corruption. Mais on se rend compte que c’est un problème de culture. Une fois que vous avez reçu ces cadeaux, vous devenez tolérant en affaire. Mais si vous leur avertissez que cela ne se passe pas ainsi ils comprendront. Mais on s’est rendu compte que chez nous, cela devient une coutume embrassée par certaines autorités  qui s’y sont habituées.

A titre comparatif, que dire de l’époque des européens dans ce secteur ? Le phénomène de corruption était-il assez développé comme c’est le cas aujourd’hui ?

Marc Ona Essangui : En terme d’exploitation forestière, il faut avouer que les asiatiques ont une puissance financière considérable. Prenons le cas des exploitants chinois, il n’y a pas d’entreprises privées en Chine. Le gros des capitaux détenus par les exploitants chinois sont des capitaux d’Etat, c’est-à-dire, des fonds injectés par l’Etat chinois au profit des entreprises qui ont des comptes à rendre à ce dernier. Par contre, le cas des exploitants européens est différent, car ce sont en majorité des privés. Ils peuvent aller chercher des financements auprès des banques, négociés auprès des structures comme l’Agence Française de Développement (AFD) pour emprunter et ensuite rembourser. Ce qui n’est pas le cas des entreprises chinoises, car celles-ci ont obligation des résultats vis-à-vis de leur gouvernement. A cause de l’obligation des résultats, elles sont prêtes à user de tout pour des retours positifs.

Une autre différence se présente aussi en termes d’exploitation par le niveau d’éthique des pratiques. En occident, vous avez les directives européennes de lutte contre la corruption et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui sont des directives contraignantes tant sur le sol occidental qu’ailleurs. Par exemple, lorsqu’un exploitant forestier français vient au Gabon, il doit absolument respecter le code forestier gabonais, mais aussi les dispositions de la directive européenne sur la corruption et autres. En gros, il y a beaucoup d’outils juridiques qui courent après les occidentaux et le non-respect de ces dispositions tant sur le plan national qu’international, peut écorner l’image de ces entreprises dont la plupart sont cotées en bourse. Du coup, si vous tombez sur une campagne qui dénonce vos travers au Gabon, votre pays est en droit de vous poursuivre. Ce qui n’est pas forcément le cas pour les entreprises chinoises, parce qu’elles n’ont pas d’outils juridiques qui les poursuivent dans leur pays.

Si on constate qu’il y a des activités illégales menées par des opérateurs chinois, on peut mener une campagne pour  que les produits chinois issus du bois gabonais ne soient pas vendus en occident et s’ils ont un marché, ils peuvent le perdre. Et pour ne pas tomber sur le coup de ce genre de campagne, ils sont obligés d’être regardant en terme de traçabilité et de disposition légales sur ce qui se fait au Gabon en matière d’exploitation durable.

Au vue de tout ce que vous dites, on a comme l’impression qu’il y a une forme de laxisme au niveau du ministère des Eaux et Forêts. Est-ce donc à dire que la tutelle ne fait pas convenablement son travail ou qu’elle laisse passer certaines choses ?

Marc Ona Essangui : Il y a beaucoup de laxisme, parce que c’est une administration qui a plusieurs réseaux. Personnellement, ce que je dénonce, c’est la propension à n’appliquer que les amandes transactionnelles. La loi forestière est claire : les amandes transactionnelles sont un élément de sanction infligé à un opérateur qui ne respecte pas les dispositions légales. C’est-à-dire, lorsqu’on tombe sur une infraction commise par un opérateur, il y a deux attitudes : soit l’administration des forêts les poursuit en justice, soit elle évalue l’infraction commise par l’opérateur et fixe la sanction financière correspondante, dont le montant sera versé dans un compte au Trésor public. Ce n’est pas à l’operateur de décider de ce qui doit être fait. Or, ce qu’on constate aujourd’hui c’est que l’administration ne privilégie pas souvent la voix judiciaire. Plus de 80% des cas se règlent en amandes transactionnelles, avec des évaluations non-conformes et qui ne correspondent pas souvent à l’infraction. Cela se passe le plus souvent entre l’opérateur et l’administration des Eaux et Forêts.

Depuis 2010, le Gabon a pris pas mal de réformes visant à accentuer le contrôle dans le domaine forestier. Comment expliquer que plusieurs années après on se retrouve encore avec ce genre de problème ?

Marc Ona Essangui : On se retrouve avec ce genre de problème parce qu’on ne cherche pas à résoudre le problème, mais plutôt à le perpétuer pour continuer à coller des amandes transactionnelles qui profitent  beaucoup plus à des individus qu’à l’Etat. Imaginer que cette pratique n’existe plus, la main noire derrière n’aurait plus gain de cause. Tout ceci est simplement entretenu, et si vraiment l’administration voulait mettre un terme à cette pratique, on aurait fait le choix de la voix judiciaire. Cela suppose cependant la suppression des amandes transactionnelles et une justice impartiale qui fait son travail  dans une neutralité totale.

Cela fait plusieurs années que votre ONG, Brainforest suit l’évolution du secteur forestier au Gabon. A combien peut-on évaluer les pertes financières occasionnées par an ?

Marc Ona Essangui : Par an, les pertes sont énormes. Je vous prends le cas du vrai-faux scandale autour du Kevazingo. Les chiffres qui ont été annoncés par ceux qui ont monté cette affaire parlent d’eux-mêmes. Les sommes qui ont été annoncées sont colossales. Par ailleurs, lorsque vous prenez par exemple le cas de versement d’une amande transactionnelle allant jusqu’à sept cent millions de francs CFA, sans compter les petits amendements de cinq à dix millions. En faisant les calculs rien que pour les amandes transactionnelles, les pertes sont évaluées en milliards de francs CFA.

Quand j’observe tout ceci et en tout objectivité, le Gabon pourrait vivre avec les recettes issues de l’exploitation durable de la forêt. C’est un secteur qu’on a tendance à oublier mais qui génère énormément d’argent. Car, après le pétrole et les mines, c’est le bois. Quand vous regardez la loi de finances, que rapporte le bois dans la confection du budget ? C’est rien du tout.  Mais Dieu seul sait ce que cela génère comme ressources financières.

Face à ce désordre, je pense qu’il faudrait organiser des états généraux de la forêt pour repenser le fonctionnement de cette administration, afin de revoir les niveaux d’exploitations forestières et tous les maux qui gangrènent ce secteur pour un véritable système de contrôle excluant la corruption.

Selon vous Monsieur, quelle esquisse de solution pour sortir de tout ce mal ?

Marc Ona Essangui : A mon humble avis, la solution serait dans l’organisation des états généraux des eaux et forêts dans l’optique de repenser le secteur à tous les niveaux : la gouvernance ; l’attribution des permis ; la restructuration de l’administration des eaux et forêts. Il existe par exemple trop de structures qui ne servent à rien. Des structures budgétivores pour des résultats nuls. Tout simplement parce qu’on est resté très bureaucratique. On devrait encourager les bonnes pratiques, respecter la loi forestière.

Source : La Lettre Verte

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